Afrique du Nord

 

voyage en voilier

 

par

 

Olivier Gonet

 

Préambule

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Canal de Suez et mer Rouge


Écartez les vulgarités touristiques qui barbouillent aujourd'hui la Méditerranée et vous retrouverez, intacte, l'antique saveur charmeuse de ses paysages et de ses gens.

Regardez, elle brille dans les yeux de cette paysanne espagnole rencontrée au détour d'un chemin de terre rouge, elle vit dans les gestes de cette brave italienne qui triture des tomates au fond d'une ruelle aux ombres bleues-violettes.

Regardez ce paysan assis à l'ombre fragile d'un amandier noir qui perd une poignée de pétales blancs à chaque bouffée de vent. Bien calé sur une chaise de paille, un verre de vin à portée de la main, il tourne une longue cuillère de bois dans un pilon qui contient des jaunes d'oeufs. Goutte à goutte, il fait couler de la belle huile d'olive blonde puis il ajoute de l'ail pilé en quantité suffisante pour faire blanchir son ailloli. Un coup d'oeil pour mesurer le poivre et la goutte de vinaigre de la fin. Cela peut se manger avec des pommes de terre cuites au feu et c'est merveilleux.

Huile sur toile (73 x 90 cm.)

O.Gonet

Et le petit monde des marins?

- Connaissez vous la pêche au thon? me demande un ami espagnol.

Je connais bien sûr la vie de ces bateaux de pêche tout griffés, tout usés par le travail des hommes et de la mer.

- Non non!, je veux parler de la pêche au filet. Allons voir cela! Et nous voilà partis.

Un village, au sud de Carthagène. Ou plutôt une volée de petites maisons blanchies à la chaux, qui dégringolent de la falaise jusqu'à l'eau violette où de gros carrés de pierre, mis tout de guingois, forment comme une espèce de débarcadère.

Flottant sur l'eau claire, il n'y a pas plus d'une demi-douzaine de petits bateaux à rames.

Quelques familles de pêcheurs, quelques vieilles bonnes femmes portant sur la tête des chignons gros comme des crottes de bique et, à la sortie de l'école, une poignée de gamins aux sourires ébréchés qui font des bêtises avec un bidon crevé.

Nous sommes en Juin, la saison du thon. Tous les pêcheurs se sont placés sous l'autorité commandeuse de Joaquin. C'est le roi d'Ithaque. Il est un peu vieillissant mais c'est encore un fier barbu aux yeux charbonneux. Il règne sur un petit peuple de pêcheurs qui sont presque tous de sa famille. Ils ont installé, au large du village, un gigantesque filet de plusieurs kilomètres, largement ouvert au passage espéré des bancs de thons. Ce filet, fixé sur le fond par un chapelet d'énormes ancres de caravelles, se finit en une vaste chaussette de ficelle.

Maintenant, ils attendent, assis sur le quai, en chuchotant comme à l'église. Au loin, l'un d'entre eux guette, immobile sur un petit bateau. Et cela dure parfois plusieurs jours, parfois plusieurs semaines.

Soudain, un matin, un soir, n'importe quand, la chaussette se remplit d'un seul coup d'une masse éclatante de vie. Les thons sont arrivés!

Alors, on se précipite. C'est la grande boucherie.

Et puis, c'est la fête au village. Pinard, guitare et boustifailles. Le roi d'Ithaque est célébré autant que taquiné par le bataillon des veuves qui rient comme si elles allaient s'envoler.

Seul sur la falaise, et malgré les lazzi des fêtards, la silhouette noire d'un berger n'a pas bougé d'un pouce. Le vent, qui flotte dans mes cheveux, fait courir des traînées de nuages dans le paysage. Des aiguilles de soleil fuient au loin sur la mer frissonnante de lumière.

C'est cela que j'essaye de peindre aujourd'hui et, malgré les années qui passent, j'y prends un plaisir toujours neuf.

* * *

Il y a vingt ans, en 1965, au large de la Libye du roi Idris, je naviguais à bord du voilier océanographique l'ATUANA. En ce temps-là je dirigeais, avec mon ami Max et une petite équipe de marins et de techniciens, un programme de recherches archéologiques sous-marines.

L'Atuana, mon cher et vieux voilier en Méditerranée 

Dans le fameux golfe de la Grande Syrte, entre Tripoli et Bengazi, le mauvais temps nous est soudain tombé sur la tête. Depuis l'antiquité, depuis Homère et l'Odyssée, la mauvaise réputation du golfe de Syrte n'est plus à faire. Au temps des galères et des amphores, on se méfiait tellement qu'en hiver, à la mauvaise saison, les marins préféraient tirer leurs bateaux au sec et attendre paisiblement le printemps. Aujourd'hui encore, les livres d'instruction nautiques sont pessimistes. Des vents violents soulèvent une sale mer creuse et courte. Surtout en hiver naturellement. Et nous étions en janvier. Mais quoi, il fallait bien passer par là pour continuer le voyage et nous avions déjà du retard sur le programme.

Lorsque le vent mauvais arrive en hurlant, il y a tout de suite des vagues venimeuses. Elles se froissent le long de la coque du voilier complètement couché sur la mer. A l'intérieur, Béchir, notre cuisinier, prépare le dîner mais la gîte est si forte qu'il se tient debout sur la paroi de la cabine, le dos calé contre le plancher presque vertical.

Et la mer se creuse encore.

Les embardées du bateau provoquent maintenant des secousses à la fois lentes et brutales dont la force est inimaginable pour qui n'a jamais navigué. Les armoires du salon s'ouvrent d'un coup et vomissent, pèle - mêle, provisions, vêtements, livres et Dieu sait quoi encore. Pour compléter le désastre, une rangée de bouteilles de vin rouge vient se fracasser sur la marmelade des objets qui roulent déjà dans le salon.

Dehors, le ciel noir commence à vingt mètres au-dessus des mâts. Il pleut horizontalement. Le problème est surtout de ne pas se perdre. Or, dans ce chaos liquide, on n'y voit rien du tout. A cette époque, le repérage par satellite n'existait pas encore. Le ciel complètement couvert empêche d'utiliser le sextant. Reste l'appareil de radio- goniométrie et surtout la bonne vieille navigation à l'estime. Malheureusement, avec le mauvais temps la précision diminue et après cinq ou six cents kilomètres de mer, vient le moment où il faut bien avouer que l'on ne sait plus très bien où l'on est.

Et c'est un aveu très désagréable à faire sur un bateau pris dans le mauvais temps.

Je me souviens des heures passées devant notre appareil gonio à rechercher des émissions de radio-phares. C'était un gros meuble de métal gris. Deux cadrans verdâtres me regardaient bêtement. Sur le flanc, l'oreille suspendue d'un téléphone en bakélite noire, tout usé par le sel.

Au milieu de la troisième nuit, nous avons enfin capté l'émetteur de Bengazi. Et c'est en suivant sa direction que, finalement, l'un d'entre nous aperçut l'entrée du port à travers le rideau de la pluie.

C'est un plaisir fin et toujours neuf que d'arriver en bateau à voile, depuis les vastes espaces libres de la mer et d'apercevoir quelques détails de la terre qui semble toujours perdue dans le grand océan.

C'est d'ailleurs un plaisir aussi vieux que le métier de marin. Pendant le voyage, la mer fut difficile ou amicale, la vie à bord fut monotone ou violente mais toujours, la perspective d'arriver évoque la même fête.

Une fois l'ancre mouillée et bien accrochée sur le fond, les voiles descendues et repliées sur les baumes, on court à terre pour voir les gens, les arbres et les choses. Pour écouter, sentir et boire la vie qui vous éclate au visage.

Mais d'abord, il faut affronter la douane!

Un petit bouquet de pâquerettes, piqué dans un verre à dent, orne la table du gros fonctionnaire enturbanné qui nous tourmente de ses curiosités administratives. En tirant la langue et en respectant soigneusement les marges d'une feuille de cahier d'écolier quadrillée en bleu-ciel, il écrit nos réponses avec une plume de fer plantée sur un bout de bois tout rongé de ses hésitations. Derrière lui, s'accumule comme le début d'un petit fortin de papier. Des pavés de feuilles exactement pareilles, les réponses obtenues de tous les bateaux qui nous ont précédés ici depuis Dieu sait quand. Pour ne pas en rire et risquer de le vexer, j'évite de lui demander qui est supposé relire tout ce fatras. Çà, c'est l'un des inconvénients des cultures méditerranéennes: Le goût des lois, des juristes et des fonctionnaires y est plus salé qu'ailleurs. Les grosses fesses flasques de la statue du scribe assis depuis quatre mille ans à l'entrée du tombeau de Toutankhamon sont toujours tièdes et vivantes, même dans les administrations modernes.

Quelques jours plus tard, nous reprenions la mer.

A l'Est de Bengazi, qui est une assez grande ville piquetée de minarets, les dernières maisons et les dernières poubelles s'égarent dans le désert qui recommence. Un désert de roches pulvérulentes et de sable caillouteux. Par endroits, quelques buissons tout secs dessinent encore le lit ancien d'une rivière morte depuis longtemps. Le tour romantique que prend parfois l'aventure me montait un peu à la tête. Comme une illustration de vie heureuse, le voilier filait, nerveusement incliné. Un tangage très lent et de beaux bruits de vagues bleues- violettes qui déferlent sous la coque. J'allais m'étendre dans le filet suspendu sous le beaupré et là, j'écoutais gronder l'étrave qui taillait sa route. Sur ma tête, un nuage de cent quatre-vingts mètres carrés de voiles blanches, un gribouillis compliqué de filins et un mât qui grince en s'inclinant sous les rafales de vent.

Le bonheur simple de la navigation par beau temps.

Le bateau s'éloigne un peu de la côte. La terre s'estompe à l'horizon. Il n'y a plus que le ciel violet et la mer plus violette encore.

Quelques heures plus tard, la terre réapparaît.

Nous apercevons bientôt le sourire des ruines blanches d'Apolonia. C'est là que nous allons.

Au temps antiques, Apolonia fut le port luxueux de la luxuriante Cyrénaïque. Aujourd'hui, la ville est morte depuis longtemps et l'ancienne colonie, n'est plus qu'un désert vaste, blanc et solitaire. Mais la force poétique de cet endroit est à vous couper le souffle.

D'abord, il y a les murs massifs du port. Ils protègent les eaux vertes d'un assez grand lagon d'où émergent trois collines couvertes de ruines. Elles sont faites d'une pierre si blanche qu'on les dirait chaulées de frais. Au sommet de chaque colline, les troncs blancs d'un temple mort.

Au fil des millénaires, la côte de Libye a subit des mouvements géologiques extrêmement lents. Ici, ce fut un léger enfoncement, quelques mètres d'affaissement au-dessous du niveau de la Méditerranée. Les trois collines qui autrefois dominaient la ville d'Apolonia ne sont plus que trois petites îles entourées d'eau. Tout le reste est inondé.

Au flanc de l'une des îles, il y a comme la trace crayeuse d'une gigantesque morsure: les ruines d'un vieil amphithéâtre en demi lune. Lui aussi, évidemment, s'est enfoncé partiellement sous les eaux mais la partie haute des gradins émerge encore. Elle dessine une sorte de petite crique bien abritée du vent.

C'est là, au centre de la scène, que nous avons jeté l'ancre.

Le bateau, comme entouré de spectateurs absents, se balance au-dessus de son ombre.

Juste à côté du théâtre, des rues sortent de la mer, se prolongent sur le rivage, grimpent la colline et aboutissent en apothéose près d'une ordonnance de colonnes blanches dressées sur un tapis écorné de mosaïques. C'est l'un des trois temples sur les collines. Une atmosphère de vacarme éteint, de grouillements immobiles. Sous l'eau, le spectacle continue. Des rues, des magasins, des ateliers d'artisans d'où s'envolent des bancs de poissons. La plus grande partie inondée de la ville est probablement enfouie pour toujours sous le sable du lagon mais quelques quartiers ont été protégés de l'usure des vagues par la masse du port en ruines.

C'est un port de type phénicien. Comme à Tyr, sur la côte libanaise, il est divisé en deux parties bien séparées: l'une ouverte sur la mer, l'autre, plus petite, cernée de murailles défensives contre les ennemis venus du large. C'est là, au fond de ce second port, que se trouvent, magnifiquement conservées, les installations de réparation et d'hivernage des bateaux. Le golfe de Syrte est tout près. Les galères antiques attendaient ici la fin de l'hiver pour s'y risquer.

Apolonia, ville morte, capitale d'une terre morte.

Et pourtant, venus de Dieu sait où, une douzaine d'olibrius à la mine patibulaire nous observent de loin. Inutile de s'y frotter. La nuit tombée, il vaut mieux se mettre à l'abri du bateau en écoutant les histoires que raconte Béchir, notre cuisinier tunisien. Nous l'avons engagé quelques semaines plus tôt, lors d'une virée au "Grand Café de Paris et des Colonies", à Tunis. Un petit bonhomme parfaitement gris à part son menton sali de barbe.

Pendant toutes ces soirées, sous les étoiles, juste à côté de la frange noire des ruines d'Apolonia, il nous raconta, sans le savoir, des histoires qui sortaient tout droit de l'Ancien Testament: un Moïse, en djellaba, traversait la Mer Rouge à la faveur des miracles d'Allah!. Il y avait aussi l'histoire d'un espèce d'Hérodote tunisien qui découvrait les pyramides d'Égypte sans savoir qu'elles étaient des tombes. Et puis, d'interminables contes de guerriers sahariens. Les années ont passé depuis nos soirées à bord de l'ATUANA ancré dans l'amphithéâtre d'Apolonia. Seules quelques images nostalgiques surnagent encore dans ma mémoire. Celle d'une princesse merveilleusement pure et belle. Pour la décrire, Béchir nous racontait qu'elle avait un sexe pareil à l'empreinte d'un sabot de gazelle sur le sable du désert.

Et pendant ce temps là, une grosse bécasse de lune rousse se levait à l'horizon. Dans cette lueur nouvelle, le quinquet fumeux allumé sur le pont n'éclairait plus guère que nos verres de vin rouge.

Portrait de Béchir

par O.Gonet (dessin à la plume)

 

L'île de Chypre, mai 1967,

Minuit sonnait à un clocher de village dissimulé derrière la côte, lorsque quelques mois plus tard, nous jetâmes l'ancre dans une petite crique au Sud de l'île de Chypre. Nous arrivions directement du large et nous étions bien fatigués. Une nuit de sommeil était nécessaire avant d'affronter la douane du port de Famagouste, ancienne capitale et port principal de l'île.

Cinq minutes plus tard, tout dormait à bord.

A l'heure des premières lueurs humides de l'aube, un choc contre la coque nous réveille en sursaut. C'est un petit bateau à rames monté par un grand escogriffe aux énormes moustaches tremblantes de fureur. Et le voilà qui nous fulmine dans une langue aussi rocailleuse qu'incompréhensible. L'index qu'il brandit en direction du large est le plus clair de ce tonnerre de rage. Il veut nous voir déguerpir et à l'instant même. Pierre, notre photographe zurichois, qu'il ne fait pas bon réveiller en sursaut, jaillit tout ébouriffé sur le pont et, immédiatement, déverse sur le bonhomme un torrent d'injures en pur suisse- allemand.

Sur sa périssoire, le noble cypriote en tombe assis d'étonnement. Sa colère refroidie, il nous explique, en anglais rudimentaire que, par hasard, nous avons jeté l'ancre au beau milieu de la ligne de front qui sépare les partisans cypriotes grecs, des partisans cypriotes turcs. Les uns sont sur la rive droite, les autres sur la rive gauche. Au lever du soleil, la guerre recommencera et nous gênerons. Ah, chère Méditerranée dont l'humanisme résiste même aux guerres civiles!

Bien sûr, nous laissons ces fiers guerriers s'entre égorger comme ils l'entendent et nous allons mouiller dans le port de Famagouste.

Famagouste, c'est un bizarre mélange de village grec, de marché turc et de colonie anglaise. Les anglais, en culotte courte, un casque en forme d'assiette à soupe renversée sur la tête, s'efforcent, aimablement, de séparer les musulmans des orthodoxes qui se détestent depuis des générations.

* * *

Nous sommes venus à Chypre pour observer la structure géologique des fonds marins. Et pour cela, nous avons choisi de mouiller au Nord-ouest de l'île, dans la très jolie baie de Krisokhou.

A part son organisation politique branlante, l'île de Chypre est absolument charmante. Des rivages ourlés d'écume, comme disait Homère. L'île de la déesse de beauté, dit-il ailleurs.

A deux pas de notre mouillage, derrière un rideau de pins penchés sur la falaise, au bout d'un sentier de poussière rouge, on arrive à un village. Lorsque nous débouchons sur la place, les bouches et les moustaches s'arrondissent d'étonnement. Des étrangers! La vie s'arrête net. Nous sommes l'événement annuel de ce petit monde où il ne se passe jamais rien.

Un bistrot aligne trois tables rondes et quelques chaises de paille. Le trot léger des petits ânes enfouis sous de considérables chargements de légumes, fait trembler les verres d'anisette que le garçon du café, un fier vieillard dont le fond de culotte pend jusqu'aux genoux, a posé devant nous.

Portrait d'une brave paysanne rencontrée à Chypre

par O.Gonet (dessin à la plume)

 

Une insignifiante blessure, que je m'étais faite sous l'ongle d'un pouce, s'était infectée et, depuis une semaine, mûrissait en vilain panaris rougeâtre et brûlant. J'en souffrais d'autant plus que, par je ne sais quelle malchance, chaque geste me faisait heurter du pouce malade l'objet pointu ou tranchant placé à portée de ma main. En brandissant mon pouce sous le nez des passants et en articulant soigneusement quelques mots d'anglais colonial, je cherchais à m'informer sur un éventuel secours médical. Miracle! il y avait deux médecins dans le village.

L'un par ici, l'autre par là.

Et tous les gens que j'interrogeais m'affirmaient avoir été arrachés à des morts certaines par l'un ou l'autre de ces deux savants. Au hasard, je choisis celui qui vivait par ici et, en suivant de touffues indications topographiques, j'aboutis à une charmante petite baraque en bois, plantée un peu de guingois, dans un jardinet de mauvaises herbes. Juste à l'entrée, la chèvre de Monsieur Seguin paissait autour de son piquet.

C'était bien là. D'ailleurs, le savant vieillard à lorgnon qui m'accueillit avait bien l'expression de compétente gravité propre aux professions médicales. A vrai dire, son cabinet de consultation ressemblait à la cabane à outils de mon grand'père: un sol de terre battue, une odeur de sac de pommes de terre. Il y avait, en revanche, une cuvette émaillée sur une table et un authentique squelette humain pendu par le cou à l'espagnolette de l'unique fenêtre. Je ne compris rien du tout au discours du médecin. D'ailleurs je ne l'écoutais même pas, j'avais trop peur de reconnaître les mots de "purge"ou de "saignée". Eh bien non! il pencha finalement pour une raisonnable piqûre de pénicilline.

Après avoir tendu mes fesses à la seringue, je l'invitais à célébrer ma future guérison au bistrot de la place où il m'accompagna avec enthousiasme. Peut-être profita-t-il de l'occasion pour démontrer à ses clients villageois qu'on venait le consulter même depuis l'étranger.

Quelques jours plus tard, comme je ne constatais guère d'amélioration, je décidais d'essayer l'autre praticien. En arrivant chez lui, je le découvris derrière sa maison, le torse nu et puissant, occupé à des exercices d'athlétisme. Il soulevait, en ahanant, d'énormes haltères. Comme j'applaudissais poliment, il profita de ma présence pour forcer un peu son talent et soulever d'un seul bras ce qui normalement exigeait la totalité de ses forces.

Un expansif celui-là, il exerçait la médecine dans la joie. Mon panaris, si gonflé que je m'y sentais battre le coeur, le fit hurler de rire. Sa main énorme sur mon épaule, il me conduisit directement dans son cabinet où, muni d'une paire de ciseaux de couturière, il trancha dans le vif.

Le jet de pus arrosa le plafond. Mais je fus guéri à l'instant.

* * *

11 heures du matin. Le spectacle s'anime, le dentiste vient d'arriver. Le voilà grimpé sur sa charrette toute peinturlurée de réclames écaillées. Une pince au poing, il soigne sa réputation en vantant la légèreté de son tour de main professionnel. Extraction sans douleur, on ne sent rien du tout. Et pour le démontrer, il esquisse dans l'air un geste d'une merveilleuse facilité.

Autour de sa charrette, il a disposé un étalage de paniers remplis de dentiers pour toutes les tailles. Garantis en vraies dents. Un assistant aide à chausser les appareils à l'essais. Le choix fait, il tend un miroir pour juger de l'effet des sourires tout neufs.

Derrière le charlatan, au fond de la place, une petite église orthodoxe se dissimule dans les branches d'un énorme eucalyptus. Là-dedans, tout n'est que fraîcheur et obscurité. Quelques vieilles aux savates poussiéreuses, marmonnent des prières devant une bougie.

* * *

A bord du bateau, le travail scientifique continuait, monotone comme presque tous les travaux scientifiques. Des milliers et des milliers de chiffres lus sur les cadrans de nos appareils de mesure. Des chiffres sans aucun intérêt immédiat. Ils n'auront de sens que plus tard, reportés sur des cartes géophysiques.

Heureusement, il fallait aussi plonger très souvent pour vérifier la bonne marche des appareils que nous traînions derrière le petit bateau à moteur ou pour les décrocher lorsqu'ils se coinçaient entre deux rochers chevelus.

En plongeant ainsi, nous avions remarqué, tout près du bord, une espèce de falaise sous-marine entièrement faite de débris d'amphores cassées. Un véritable pouding solidifié de plusieurs mètres d'épaisseur, étalé sur des kilomètres de longueur. Une telle masse représentait une quantité d'amphores beaucoup trop importante pour une si petite province.

Quelques semaines plus tard, je quittais provisoirement le bateau pour donner à Londres une conférence sur le résultat de nos travaux en Libye et, par hasard, je parlais aussi de cette accumulation de vieille vaisselle sous l'eau de l'île de Chypre. Un jeune archéologue anglais fut intéressé par ce détail et il me posa, à ce sujet, des questions beaucoup trop savantes pour moi. Je m'en débarrassai en l'invitant tout simplement à bord du bateau pour qu'il puisse voir lui-même de quoi il s'agissait.

Dès notre retour à Chypre, il se mit donc à travailler sur ce curieux pouding en remplissant sa cabine d'innombrables échantillons soigneusement numérotés. Et c'est lui qui, finalement, nous expliqua le sens de cette antique poubelle sous-marine.

Il faut savoir que la réputation agricole de l'île de Chypre remonte à l'antiquité mais elle est sujette à des sécheresses qui, au temps d'Homère, faisaient déjà le désespoir des maraîchers. En revanche, juste en face, à cinquante milles au nord, la côte turque, qui est très pauvre et presque inhabitée, reçoit en abondance l'eau des fleuves venus d'Anatolie pour se perdre bêtement dans la Méditerranée. Depuis le fond de la civilisation, il existe donc un courant d'importation d'eau douce entre la Turquie et l'île de Chypre. De l'eau transportée à la rame et naturellement dans des amphores.

dessin à la plume de O.Gonet

 

Dans l'antiquité, les amphores n'étaient probablement pas un emballage très coûteux. Mais elles nécessitaient quand même l'exploitation de mines de terre glaise de bonne qualité. Or, sans être rares, ces mines ne sont pas si communes le long des côtes de la Méditerranée qui est relativement sèche. Ensuite, il fallait le travail d'un bon artisan et puis du bois, relativement cher lui aussi, pour cuire la terre. Il fallait enfin transporter et vendre les amphores neuves. Bref, sans être très coûteuses, elles devaient représenter quand même un petit capital non négligeable. Alors, bien entendu, et comme on le ferait aujourd'hui encore entre gens raisonnables, on essayait de les faire durer. Elles ne servaient tout d'abord qu'à transporter des produits nobles et chers : de l'huile d'olive ou du vin par exemple. Malheureusement, après quelques voyages, elles sentaient le vinaigre ou l'huile rance. Alors, on les revendait d'occasion au meunier, par exemple, pour transporter du grain. Et puis, lorsqu'elles avaient perdu une anse ou qu'elles avaient le col fendu, le meunier les revendait encore. Ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles aboutissent, toutes sales, toutes usées et toutes moches sur la côte turque où on les revendait encore, mais cette fois pour presque rien, aux rameurs cypriotes venus chercher de l'eau douce.

Cinquante milles à ramer pour retourner à Chypre, ce n'est pas considérable mais, tout de même, il fallait le faire et les galères étaient beaucoup moins pesantes à la rame lorsque la cale était vide.

Alors, une fois l'eau douce versée sur les légumes cypriotes, et pour s'éviter la peine de ramener ces lourdes vieilleries jusqu'en Turquie où elles ne valaient presque rien, on les balançait tout simplement par dessus bord.

Et cela dura des siècles. Le temps d'accumuler cette véritable falaise sous- marine de débris.

J'ai reçu récemment le livre que publia notre ami anglais sur ce sujet. Il s'est servi des échantillons qu'il récoltait avec tellement d'enthousiasme pour identifier l'origine des amphores. Près du col, sur l'anse ou à la base de leur gros ventre, les amphores portent assez souvent un sceau ou une simple marque. C'est la signature de l'artisan qui les a tournées ou du commerçant qui les a commandées. En notant soigneusement toutes ces indications et en les comparant à d'autres données connues des archéologues méditerranéens, il réussit à esquisser une partie des grandes routes commerciales de l'antiquité.

* * *

Après quelques mois à Chypre, il était prévu que notre bateau passe le canal de Suez pour participer à un programme de recherches scientifiques sur le corail tropical en Mer Rouge. Mais, tout d'abord, il fallait aller à Beyrouth pour nettoyer et repeindre la coque.

A cette époque, dans les années soixante, Beyrouth était encore la capitale d'un Liban heureux, hospitalier et fier d'un luxe incomparable au Moyen-Orient.

Après le charme bucolique de notre mouillage à Chypre, les bruits du grand port de Beyrouth paraissent affolants : la sirène des cargos, le grincement des grues, le travail du chantier naval, les coups de masse sur une coque, le petit soleil d'un soudeur, l'angoisse d'une scie à métaux. Et puis, les arabes en pyjama qui s'engueulent au grand soleil, une poignée de petits garçons tout nus qui crient en se poussant dans l'eau sale du port et qui laissent sur la pierre du quai l'empreinte mouillée de minuscules pieds.

Derrière le chantier naval, le grondement de la grande ville moderne, ruisselante de publicités multicolores. Au fond du cañon que forment les façades géométriques, un torrent de voitures, de trams ferraillant sous des étincelles, de bars vibrants de musique rythmée et de restaurants décorés en imitation orientale en Orient. Dans ce bouillon mécanique, imperturbable, un mulet avec un vieux sac suspendu sous le derrière pour récolter l'engrais, tire une charrette. Couché sur le chargement, son patron, la casquette sur le nez, dort à poings fermés.

Et au-delà de la grande ville, il y a l'éternel silence des vastes montagnes libanaises. Le monde ancien des héros phéniciens et des tailleurs de pierre blanche.

Ici, le rêve se mêle aux odeurs de citronniers, du bateau que l'on repeint et des épices orientales. Les odeurs n'ont pas d'âge. L'antiquité devait sentir le citron, la peinture à bateau et le marché aux poissons.

Ce soir, c'est la fête, le bateau est prêt. Demain matin, nous repartons pour l'Égypte et la Mer Rouge.

 

dessin à la plume de O.Gonet

 

 

 

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