Voyage en Espagne
par
Olivier Gonet
Je vis en Méditerranée depuis si longtemps, j'ai
si souvent essayé d'en peindre la lumière, j'en ai tellement savouré l'amitié,
l'hospitalité et la grâce que je crois, parfois, m'y être dissous
définitivement.
Et pourtant... et pourtant... Je sais bien
que l'odeur du lac Léman où j'ai passé toute mon enfance et ma jeunesse,
imprègne encore mes habits. Lorsque je parle français, j'ai l'accent vaudois et
je compare encore le goût du vin blanc espagnol ou italien aux vins de chez moi
: les Lavaux, les Yvornes ou les Mont- sur-Rolle, Lorsque la tramontane, le
lévante ou le Mistral m'ébouriffent les cheveux, je fais rire mes amis en
disant "La Bise va nous ramener le soleil". L'autre jour, en écoutant
l'air fameux de l'Opéra La Cavalleria Rusticana, je chuchotais à l'oreille de
ma femme Etta, qui est italienne :
- Avec une voix et une musique pareilles,
comment peut-on ne pas dire la vérité? - Ah, petit suisse, me répondit-elle en
riant, tu n'as pas encore tout compris! Chez nous, c'est toujours dans la grâce
que se dissimulent les perfidies.
Une bouffée de nostalgie m'est montée aux
yeux et j'ai revu, comme si j'y étais, l'honnête splendeur du grand lac
brillant sous les Alpes.
Quand j'étais petit, on me disait que la
silhouette du Mont Blanc avait le profil de Napoléon sur son lit de mort. C'est
que ce paysage grandiose aurait convenu à des événements considérables. Une
sanglante bataille qui aurait renversé le cours de l'histoire, un guerrier
universel qui aurait mis le monde cul par-dessus tête. Mais personne n'a jamais
pensé à profiter du décor et il ne s'est jamais rien passé d'important autour
du lac Léman. A peine quelques histoires de voleurs de poules, une fois
l'attaque des savoyards contre les genevois mais il a suffi de leur verser un
cruchon de soupe sur la tête pour que tout rentre dans l'ordre. Plus tard, il y
a eu Calvin, bien sûr. Mais d'abord c'était un français! Et puis, comme je l'ai
entendu dire : -C'était sans mauvaises intentions!
* * *
C'est à l'Université de Lausanne que j'ai suivi les cours du fameux professeur Elie Badoux. C'est lui qui m'a révélé le charme incomparable des sciences naturelles et de la curiosité intellectuelle. Je me souviens des interminables promenades à pied que nous faisions avec Badoux à travers les Alpes. Il s'agissait, par exemple, de rechercher la preuve que telle ou telle petite plissure de rochers était survenue à un autre moment de l'histoire géologique des Alpes que celui indiqué par un autre savant, dans un livre publié en 1860. Le sujet peut paraître bien futile, en fait il était passionnant.
Les Préalpes vues par le peintre suisse
Alexandre Calame
1810-1865
dessin sur papier, 33 x 26, collection de l'auteur
Le soir, dans une auberge de montagne, nous
discutions à perdre haleine de ce détail. Et puis, sous la lampe à pétrole, nos
arguments déraillaient vers la littérature, la poésie ou la peinture. La brave
paysanne qui nous servait à boire, baillait au fond du bistrot pendant que les
heures de sommeil nous filaient entre les doigts.
A cette époque, l'Université de Lausanne se
trouvait entassée dans un édifice incroyable. L'imitation grandiloquente d'un
palais de la Renaissance florentine. Quelque chose d'aussi bizarre que l'orgue
gothique dans le sous-marin du capitaine Nemo.
On raconte que l'architecte parisien qui, au
début du siècle, a dressé les plans de ce palais, le croyait au bord du lac.
Alors, ce ne sont que gradins émergeant des eaux, énormes boucles d'amarrage
pendues sur les façades. A sa première visite sur le chantier, le malheureux
s'aperçut que loin d'émerger des eaux romantiques du Léman, son palais donnait
sur une place de marché au bétail, dans des remugles d'écurie.
Il n'a pourtant pas vacillé dans ses
convictions esthétiques. Une fois poussée à deux mains l'énorme porte d'entrée,
au moins quatre mètres de haut, on découvre l'escalier monumental qui occupe
l'essentiel du bâtiment. A force de marches arrondies et de paliers majestueux,
il aboutit à un petit bassin à poissons rouges, tout tournicoté d'imitation
Renaissance.
A partir de là, une forte odeur de formol
vous pique le nez. C'est que le musée de zoologie est juste à côté.
Le grandiose escalier s'envole ensuite dans
une joyeuse gerbe de gradins fantaisie. L'un d'eux, il faut le connaître pour
ne pas se perdre, disparaît dans un très médiocre couloir noirâtre à
l'odeur de pissoir. Plus loin encore, tout au fond : les portes vitrées de
l'Institut de Géologie et de Géophysique. Des livres par millions, des
collections aussi poussiéreuses que variées, quelques microscopes et un
laboratoire qui ne contient pas grand'chose d'autre qu'une machine à café.
J'ai passé là des années merveilleuses à
tourner et retourner dans ma tête le brouillon de mes futurs enthousiasmes.
Autour de moi, mes amis s'agitaient en
controverses politiques. En ce temps là, l'actualité c'était la décolonisation,
la guerre d'Algérie, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Les idées antagonistes
de ces deux vieux messieurs bouillonnaient comme dans une grosse marmite sur le
feux.
Cela sentait la fumée de pipe, le café noir
et le gros Pull-over tricoté par des jeunes filles aux doigts parfumés.
Le bonheur douillet des controverses
intellectuelles.
Un jour, pourtant, je m'en suis lassé. Sans
raison précise, je me suis levé, j'ai ramassé sur la table le reste de mon
paquet de cigarettes et je suis parti sans esprit de retour pour un
interminable voyage à travers la Méditerranée. Du Nord au Sud, de l'Est à
l'Ouest. Une longue quête d'horizons, d'idées et d'amis nouveaux.
Ce n'est que bien des années plus tard que
l'heure de la lassitude a de nouveau sonné. Nous avons décidé, Etta et moi, de
mettre un terme à nos errances. C'était la fin de l'automne ou le début de
l'hiver. Toute l'Italie du Nord et la Provence française étaient englouties
dans un épais brouillard silencieux. Nous étions en voiture, plus ou moins
perdus dans les lacets d'une petite route des Pyrénées. Soudain, et comme les
sorcières sortent d'un mur, la voiture jaillit du brouillard. Un rayon de
soleil tout neuf illuminait un écriteau rouillé :
Frontière
Espagnole
|
dessin à la plume de O.Gonet
Pendant la descente vers la Catalogne, nous
avons vu, ravis, l'été refleurir. Les pins s'étiraient en craquant sous le
soleil, un sous-bois griffu exhalait une odeur d'ail, de lapin et de cuisine au
thym. L'impression d'arriver quelque part était extraordinairement apaisante.
Nous sommes entrés dans je ne sais plus quel
petit village de pêcheurs. La place était noire de monde, il y avait fête.
Bêtement, nos valises à la main, nous avons entrepris de traverser la foule
pour atteindre la porte d'un hôtel. Soudain, une fanfare de flûtistes entonna,
dans le registre suraigu, un air qui sonnait comme dans nos souvenirs de
corridas. Les valises nous sont tombées des mains et les gens nous ont
entraînés dans une espèce de ronde aux sautillements de petites filles.
C'était la fin du voyage. Nous étions arrivés.
huile sur toile (81 x 115 cm.)
O.Gonet
En ce temps là, la voix chevrotante du
général Franco faisait, à la radio, ses dernières exhortations. Elles
concernaient peut être les grandes villes mais ici, à Jávea, les gens ne s'en
occupaient guère. Ils vivaient entre eux, s'épaulaient, se réunissaient chaque
soir dans de fumeuses cuisines ou sur une rangée de chaises devant les portes
des maisons.
Un petit monde chaud, noir vêtu, laborieux et secret.
Dessin à la plume
O.Gonet
Presque toujours à la veille de célébrer une
fête enguirlandée de petits papiers coloriés, ils cultivaient un grand respect
pour leur prestigieux passé et une infinie patience devant les difficultés de
la vie.
Au sortir d'une génération qui avait connu beaucoup
de difficultés matérielles et en échange de notre sincère et amical respect, ils retrouvaient la générosité, l'hospitalité et la noblesse qui
sont les trois vraies grâces de la culture ibérique.
Et puis le peuple espagnol est le plus
musicien du monde. Il n'y a pas de réunion sans musique et chansons. Les maçons
sur leur échelle savent par coeur d'innombrables mélodies qu'ils ornent de
paroles inventées à mesure.
Nos premières notion d'espagnol nous ont fait
découvrir avec stupéfaction les paroles de ces admirables mélodies de flamenco
: "Ah, qu'il fait chaud sur cette éché-é-é-é-é-lle. Ah, que je serais
mieux à la pla-a-a-a-a-ge. Ah, que j'aimerais boire un verre de
biè-è-è-è-è-re".
* * *
Peu après notre installation à Jávea, le
décès du généralissimo fut annoncée à la radio par les sanglots du premier
ministre.
Cette disparition allait permettre, entre
autre choses, d'assouplir considérablement les rigueurs de la censure. Pour en
profiter, Etta qui adore le cinéma, se mit en tête de collaborer à l'animation
du ciné-club de Jávea.
A cette époque, les petites villes espagnoles
ne s'étaient pas encore ouvertes aux perfections techniques et au clinquant de
la vie moderne. Je me souviens, en particulier, de la salle où se déroulaient
les projections. Elle sentait le caoutchouc cuit, les fauteuils perdaient du
crin, mais le public était merveilleux.
Les jeunes gens grignotaient des graines de
pastèque dont les épluchures volaient en plumes d'ombre sur l'écran. D'autres
jouaient aux cartes sous la veilleuse des cabinets. Des petits enfants
pleuraient de sommeil sur les genoux des mamans, toutes retournées par le
regard velouté des acteurs. Un brave guardia civil, coiffé de son tricorne en
carton ciré, assurait l'ordre au moment de la présentation du film.
En première vision nationale, il y avait des
bandes vieilles de quarante ans. La réputation des acteurs atteignait l'Espagne
avec une génération de retard.
Les garçons en pinçaient pour la compagne de
Charlot Dictateur et les filles pour les muscles juvéniles d'un acteur italien
mort de vieillesse depuis longtemps.
Parfois, l'opérateur s'embrouillait dans la manoeuvre du projecteur et le film s'arrêtait brusquement. Très vite, un affreux bubon grandissait en bouillonnant sur toute la largeur de l'écran. Ou alors les gestes des acteurs s'accéléraient follement. Les personnages se mettaient à parler comme des petits oiseaux, ils s'embrassaient en se heurtant la tête puis dévalaient les escaliers au triple galop. Le public était enchanté.
Moulin de la Manga
par O.Gonet
Huile sur toile. 61 x 38 cm.